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« Rien ne se perd, tout se conserve… » : les mystères de Lavoisier

Figure A : Livre coté RES 44 Mémoire de chimie tome 2 et livre coté 130 562 du Traité élémentaire de chimie, Présenté dans un ordre nouveau, et d’après les découvertes modernes de Antoine-Laurent de Lavoisier.

« On voit que, pour arriver à la solution de ces deux questions, il fallait d’abord bien connaître l’analyse et la nature du corps susceptible de fermenter, et les produits de la fermentation ; car rien ne se crée, ni dans les opérations de l’art, ni dans celles de la nature, et l’on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ; que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu’il n’y a que des changements, des modifications. »

Antoine Lavoisier dans son Traité de Chimie Élementaire en 1789.

Deux petits livres sont arrivés à l’atelier. Ni une ni deux, la restauratrice prend en charge leur accueil. Dans la boîte de l’un d’eux, une note manuscrite de la conservatrice des collections : « Exemplaire incomplet, Édition 1800 jamais commercialisée, envoyé par Mme Lavoisier à des savants illustres. Déjà numérisé. » . L’enquête commence !

Nos victimes du temps sont les ouvrages enregistrés sous les cotes Res 44 Les Mémoires de Chimie et 130 562 Traité de Chimie Élémentaire d’Antoine Lavoisier et provenant de la Bibliothèque Universitaire de Sciences de l’Université de Montpellier.

Grâce au constat d’état, on comprend que ces reliures brochées sont extrêmement fragiles. Leur reliure est légère, confectionnée par l’imprimeur ou l’éditeur en attendant que le client fasse relier le livre par un relieur. On appelle cela une reliure d’attente.

Comment allons-nous procéder ?

Quels sont les traitements à mettre en place ?

Les ouvrages sont très fragiles : oui !

Ils ne sont plus manipulables sans risque de les dégrader plus : oui !

Mais devons-nous changer complètement leur structure pour cela ?

Nous manquons encore d’informations pour nous décider ! De plus amples recherches s’imposent…

Le travail commence donc par un constat d’état : pour chaque ouvrage, les dégradations constatées sont décrites de manière objective.

Ce n’est qu’après cette étape que des propositions d’interventions graduées sont faites par la restauratrice, de la moins à la plus interventionniste.

À partir de ces propositions, le responsable de la collection est consulté et un choix est fait en concertation, en prenant en compte l’histoire et les valeurs véhiculées par le document.

Pour comprendre la réflexion menée par la restauratrice et la conservatrice, voici un extrait du dossier de traitement du Traité Élémentaire de Chimie de Lavoisier conservé sous la cote 130 562 à la BU Sciences de l’Université de Montpellier.

Identification de l’ouvrage et constat d’état

Cote : 130 562 – BU Sciences

Titre : Traité Élémentaire de Chimie

Auteur : Antoine-Laurent de Lavoisier

Date : An IX soit 1801

Dimensions: Hauteur : 21.5 cm, Largeur : 13.9 cm, Épaisseur : 5 cm

Figure 1 : Ouvrage 130 562, BU Sciences, Université de Montpellier

Constat d’état

La couvrure est dans un état de dégradation avancé. Le papier est très lacunaire, en effet les plats sont manquants. Ce qu’il reste du papier de couvrure est collé sur le dos (figure 2), celui-ci est jauni et cassant, les sollicitations répétées à l’ouverture de l’ouvrage le fragilisent d’autant plus. Par conséquent, il est fendu entre chaque cahier et cela crée des soulèvements et un risque important de perte de matière de la couvrure ainsi que des étiquettes.

Figure 2 : 130 562 BUS-UM, vue du dos, couvrure en papier brun

Les étiquettes se trouvant en tête et en queue sont très dégradées et le risque de perte de matière est important :

Le papier de l’étiquette de queue est bruni et cassant. L’étiquette est lacunaire et laisse apparaitre une étiquette sous-jacente blanche (figure 3).

Figure 3 : Détail de l’étiquette de queue avec une étiquette blanche sous-jacente,
130562 BUS-UM

Le papier de l’étiquette de tête est également jauni et cassant. L’étiquette est fendue à deux endroits traversant quasiment la moitié de celle-ci. Le coin supérieur droit de l’étiquette est soulevé et risque à chaque ouverture de se détacher (figure 4).

Figure 4 : Détail étiquette de tête
130 562 BUS-UM.

La couture est lâche au début et à la fin du volume et l’apprêture est insuffisante pour maintenir les cahiers. Cela crée une ouverture incontrôlée, qui sollicite d’autant plus le papier sur le dos.

Le papier est de bonne qualité ; cependant, les pages n’étant pas ébarbées en gouttière (figure 5) et en queue, la manipulation de l’ouvrage est difficile. Les risques de déchirures sont donc importants. Les coins des pages sont très cornés, ce qui gêne lors de la consultation (figure 6).

Figure 5 : Tranche gouttière non ébarbée,
130 562 BUS-UM
Figure 7 : Détail du coin inférieur,
130 562 BUS-UM

La page 381 est détachée, tout comme le dernier cahier qui l’est partiellement.

Ce dernier cahier correspondant à un catalogue ajouté par l’éditeur avec un papier de moins bonne qualité (figure 7). Ce dernier est fin et cassant. Le brunissement généralisé du cahier montre une oxydation généralisée. Par conséquent, dans les zones de tension comme le fond de cahier, le papier s’est déchiré.

Figure 7 : Dernière page du dernier cahier « catalogue de l’éditeur »
130 562, BUS-UM

Des traces de foxing sont visibles sur l’ensemble des pages mais ne perturbent pas la lisibilité. Les planches de gravures pliées se trouvant à la fin de l’ouvrage sont en bon état.

Il n’y a pas de trace de page de garde.

Enfin on signalera que l’encre d’impression est en bon état. Aucune dégradation n’est à signaler sur cet aspect de l’ouvrage.

Propositions de traitement

          L’ouvrage est dans un état de dégradation avancé qui ne permet pas sa manipulation et sa consultation.  Sa structure de « reliure d’attente » est mécaniquement faible. La couvrure en papier collée sur le dos est particulièrement préoccupante. La consultation de l’ouvrage risque d’entrainer une perte de matière et par conséquent une perte des étiquettes. De plus, le dernier cahier est fragile du fait de la nature du papier, le fond de cahier déchiré et les feuillets détachés risquent d’être perdus.

1-Traitement minimal

          L’objectif de ce traitement est de stabiliser l’ouvrage en effectuant le moins d’opérations possible afin de limiter l’impact de l’intervention et de conserver son intégrité physique. Ce traitement permettrait une intervention ultérieure plus simple et moins traumatisante pour l’objet. On signale que cette intervention stabilise l’état mais ne le rend pas consultable.

2-Traitement intermédiaire

          L’objectif de ce traitement est de stabiliser l’ouvrage et de gagner en ouvrabilité grâce au traitement du dos. Le risque est la perte de lisibilité de la couvrure papier liée à sa dépose ou à sa consolidation par la face. Cependant, ce traitement ne permettra pas la numérisation de l’ouvrage et sa consultation sera strictement limitée.

3-Traitement avancé

          Ce traitement est plus interventionniste est demandera un temps de traitement long. La dépose de la couture et du dos afin de faire une reliure de type « conservation » aura pour conséquence la perte de la matérialité de la « reliure d’attente ». Cette proposition permettra de rendre l’ouvrage consultable, et numérisable grâce à une reliure adaptée. Cependant on remarquera qu’un changement structurel et esthétique en résultera de manière définitive. 

Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794)1 on le sait, est considéré comme le père de la chimie moderne . Il semblerait que l’ouvrage Les Mémoires de Chimie soit né de sa volonté de compiler ses recherches afin de faire avancer la science. La Terreur ne lui aura pas laissé le temps de finir, il sera guillotiné en 1794. Mais sa femme va reprendre son œuvre !

Madame Lavoisier, née Marie-Anne Pierrette Paulze23, elle aussi scientifique et très impliquée dans les recherches de son mari, a fait imprimer et brocher ces ouvrages dans le but de les offrir aux savants et aux fondations toujours avec l’intention de faire avancer la science. Ces ouvrages n’ont donc pas été commercialisés ! Cela expliquerait qu’ils aient une reliure d’attente.

Les livres nous sont parvenus dans leur état d’origine, mais à cette heure nous ne savons pas comment ils ont intégré les collections de la BU sciences.

À qui Madame Lavoisier avait-elle adressé ces exemplaires ?

Et aujourd’hui, où se trouvent les autres ouvrages offerts par l’épouse de cet éminent savant ?

Sous quelles formes se trouvent-il ?

Aurions-nous là des exemplaires rares, voir uniques, parce qu’ils ont gardé leur forme originelle, de sortie de presse ?

Si tel était le cas, cela créerait la vraie originalité de ces ouvrages, là où les textes de Lavoisier ont par la suite si souvent été republiés et sont aujourd’hui numérisés et consultables sur des plateformes comme Gallica.  

Par manque de certitude, le choix est donc fait de ne pas intervenir sur ces deux ouvrages.

Ainsi, même si ce n’est pas souvent, l’intervention se résumera à une pochette de protection et une boîte de conservation réalisées sur mesure pour ne pas perdre les traces de cette matérialité.

Et aucune autre intervention ne sera menée en attendant le résultat des recherches de la conservatrice pour parvenir à identifier l’heureux destinataire de cet envoi et la rareté du format de reliure d’attente.

Lorsque la valeur historique et matérielle de l’ouvrage est particulièrement importante, il peut être décidé de ne pas intervenir sur l’objet pour garder le plus de traces matérielles possible.

Pour terminer, la restauratrice fera une préconisation de conservation. Pour le Traité de Chimie de Lavoisier, coté 130 562 de la BU sciences, elle est ainsi formulée :

La consultation de l’ouvrage sera restreinte au maximum, en évitant le plus possible les ouvertures. Celles-ci doivent être limitées au strict nécessaire. Dans le cas où le livre doit être ouvert, l’ouverture doit être au maximum 45°. L’ouvrage est conservé dans une pochette 4 rabat en papier neutre de conservation puis conservé dans une boîte en carton de conservation réalisée sur mesure.

Cette mesure, rare en bibliothèque, s’appliquera jusqu’à ce que la conservatrice apporte un éclairage historique complémentaire qui permettra de réviser, ou non, ce choix de conservation particulièrement restrictif.

Figure B: Conditionnements adaptés aux ouvrages mis en œuvre pour protéger ces documents. Il s’agit pour chacun d’une pochette 4 rabats et boite en carton neutre sur mesure.

Intéressé par le contenu de ces ouvrages : voici quelques liens pour consulter des éditions différentes en ligne :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5524956g.texteImage
ou encore : https://archive.org/details/bub_gb_pXGaKMSalioC/page/n5/mode/2up

Audrey Monet, conservatrice-restauratrice d’arts graphiques et livres

Anne-Sophie Gagnal, Responsable de l’atelier de conservation-restauration

  1. https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Antoine_Laurent_de_Lavoisier/129098 ↩︎
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Anne_Pierrette_Paulze ↩︎
  3. https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_2004_num_36_1_2598 ↩︎


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Monet Audrey (12 mars 2025). « Rien ne se perd, tout se conserve… » : les mystères de Lavoisier. Ex Bibliotheca. Consulté le 20 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13gk2


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